Une envie de crier…

Alors que la campagne électorale nous plongeait dans une succession de discours nauséabonds tournés vers les pages les plus sombres de notre histoire en faisant des étrangers les éternels boucs-émissaires, alors que le déclenchement d’une nouvelle guerre en Europe après celle en Ex-Yougoslavie nous conduit à réaliser la fragilité de la paix et de la liberté, l’élan de générosité envers les déplacés et les exilés ukrainiens fait chaud au cœur. Après ce qui a été appelé « la crise de 2015 » et les dissensions engendrées en France et en Europe quant à l’accueil de celles et ceux qui fuyaient l’Irak et la Syrie, après l’élan rapidement retombé face à l’accueil de celles et ceux qui ont fui les Talibans revenus au pouvoir en Afghanistan, cette affirmation de l’importance de respecter la convention de Genève, ces collectes qui se mettent en place partout, ces portes des maisons qui s’ouvrent, ces villes qui proposent des solutions de logement immédiatement mobilisables, de même que cette solidarité quasi-unanime pour ouvrir les frontières et s’entraider ont de quoi nous réjouir. Et pourtant…

Une envie de crier une colère emmagasinée depuis des années nous saisit. Une générosité sélective peut-elle être louée comme LA Générosité ? Un droit à la protection à géométrie variable est-il encore LE Droit ? Une fraternité qui divise est-elle digne de LA fraternité ?

Le « couac » du refoulement aux frontières de l’UE des étrangers, étudiants ou travailleurs qui vivaient en Ukraine a été un premier signe. Depuis plusieurs jours, responsables politiques candidats ou non à l’élection présidentielle en France, acteurs associatifs, journalistes et citoyens font entendre, peut-être sans toujours s’en rendre compte, une musique qui ravive cette colère. Depuis 10 ans, à PasserElles Buissonnières nous accueillons notamment des femmes exilées. Des femmes qui ont dû fuir des guerres civiles, des guerres d’invasion, des réseaux d’exploitation, des risques de mutilation… Des violences ont provoqué ces départs, des violences ont accompagné l’exil et accompagnent encore leur vie ici du fait d’une précarité, sinon entretenue du moins peu prise en considération dans les actions. Elles viennent du Mali, de Djibouti, d’Albanie, du Cambodge, de Syrie, d’Algérie, d’Erythrée, du Kosovo, de Tunisie, du Gabon, des Comores… Elles étaient médecins, étudiantes, avocates, agricultrices, restauratrices, kinés, aides-soignantes, ouvrières, coiffeuses, à la tête de leur magasin. Et pourtant elles sont malmenées par des politiques d’asile qui mettent en doute leur vécu, malgré les preuves des sévices ; par des politiques d’hébergement qui organisent la pénurie au nom « du risque de l’appel d’air » et installent la vulnérabilité ; par des politiques de l’emploi qui leur refusent la reconnaissance de leurs diplômes et de leurs expériences pour les cantonner tantôt dans des emplois imposés, tantôt dans un assistanat qu’elles qualifient volontiers d’humiliant.

Quelle différence entre ces destins brisés et celui des Ukrainiennes et des Ukrainiens jetés eux aussi sur les routes ? Seraient-elles moins « intelligentes », moins « compétentes » pour reprendre les mots entendus, moins dignes de notre générosité, moins en situation de vulnérabilité, moins sujettes, ainsi que leurs enfants, aux traumatismes de la guerre, de la violence et de l’exil ? La Convention de Genève érigée comme un symbole de nos démocraties et de nos valeurs, ne leur serait pas applicable ?

Les promesses entendues depuis quelques jours ne seront probablement pas suivies des faits comme semble déjà l’indiquer les annonces d’un sous-statut de protection et il conviendra de rester vigilants. En attendant, ces mots et ces annonces se heurtent à la réalité vécue par les femmes de PasserElles Buissonnières, et bien d’autres vivant à côté de nous, et ce décalage donne envie de crier. De crier que la dignité de l’hospitalité ne peut être négociable. De crier car ces discours stigmatisants en creux doivent faire mal à ces femmes qui vivent pour beaucoup d’entre-elles dans la peur du lendemain, dans l’angoisse de vivre et revivre les traumatismes à force de dire et redire leurs histoires pour être crues. De crier enfin, que la générosité, le droit et la fraternité ne sont pas des valeurs sécables et sélectives.

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